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Photo du rédacteurP. Laurent

Comme une étoffe khadie...

Dernière mise à jour : 8 mars 2023


Chers amis,


Après bientôt trois mois en Inde, voici (enfin !) quelques nouvelles que je vous écris du fin fond du Bengale, dans la paroisse saint Joseph d’un village des environs de Bangaon, à la frontière avec le Bangladesh. Dans la lumière de Noël qui va venir toucher d’abord l’Orient, je vous souhaite au plus profond du cœur la douce joie et l’espérance ferme que rien ne peut entamer. Comment vous partager l’intensité de cette expérience ? Je vous esquisserai quelques unes des impressions qui m’habitent, qui sont comme une étoffe khadie tissée de milles couleurs.

Le démarrage s’est fait sans transition. Alors qu’un prêtre des MEP, à l’arrivée dans un pays, passe environ trois ans à temps complet à étudier la langue d’un pays qu’il épouse littéralement, pour moi, pas de lune de miel avec ma fiancée indienne. Dès mon arrivée, le père Laborde m’annonce son intention de se retirer, à l’approche de ses quatre-vingt-douze ans, et de me confier l’association Howrah South Point (HSP), fondée il y a quarante deux ans. Je crois que je vais relire l’épisode du prophète Élisée osant demander à Élie le double de son esprit… ! Une semaine plus tard, lors du conseil d’administration d’HSP, une guirlande de fleurs officialise mes responsabilités. Bienheureusement, je ne suis pas seul dans cette aventure. Léo Jalais, de longue date au Bengale, est nommé président de l’association. Ce français, arrivé en Inde il y a plus de cinquante ans est tombé amoureux du Bengale. Avec sa femme Françoise, ils ont acquis la nationalité indienne notamment grâce à Mère Teresa. Sa longue expérience à HSP ainsi qu’à l’Arche est précieuse pour assurer cette délicate transition.

L’association Howrah South Point, fondée en 1976 dans une paroisse de la banlieue de Calcutta avec un premier foyer pour enfants handicapés, s’est ensuite développée dans tout le West Bengal. Sa philosophie, c’est « être avec les handicapés de la vie », pour grandir ensemble et construire un monde plus juste et plus humain. Le père Laborde, qui a vécu ses neuf premières années dans le bidonville de Pilkhana (La cité de la joie), est venu à la rencontre et en aide à des personnes handicapées, physiquement ou socialement, des plus pauvres, des personnes marginalisées ou fragilisées. Aujourd’hui, ce sont neuf foyers d’enfants (Ashaneer, Baxara, Lalkuthi, Ekprantanagar, Kalipathar, Maria Basti, Jordhigi, Bakuabari, Mograndangi), quatre écoles primaires, sept écoles spécialisées, un hôpital pour enfants tuberculeux et sous-alimentés, un foyer pour les enfants en long séjour (Pushpa home), des dispensaires mobiles allant dans les bidonvilles pour apporter des soins, un programme de responsabilisation de la maternité (SMCS), un programme d’aide aux personnes âgées, etc.


C’est un vrai soulagement pour le père Laborde que la relève soit enfin assurée. Les dernières années ont été très mouvementées pour l’association. En 2013, HSP a reçu des mains du président de la République un prix national pour son travail auprès des handicapés. Tout de suite après, une crise financière a frappé cette ONG, et des remaniements importants des équipes ont augmenté les difficultés et la confusion. Il y a beaucoup de travail en perspective pour réorganiser l’association, améliorer nos services tant pour l’éducation que pour la santé, mais surtout s’assurer que nous sommes au service des plus pauvres dans ce pays qui évolue très rapidement. Heureusement, l’enthousiasme de nos équipes est toujours là ainsi que la grande richesse de leur expérience. Ici, il y a un vrai esprit de famille qui s’étend aussi à nos donateurs engagés fidèlement avec nous, souvent depuis des dizaines d’années.


Mon arrivée, très attendue, a été très joyeuse, et… fleurie. Je suis encore émerveillé par tout cet enthousiasme et cette joie qui n’existent que chez ceux qui n’ont rien et qui savent donner tout. Dans tous les centres que j’ai visités, j’ai reçu des guirlandes de fleurs, mais surtout de merveilleux sourires, et assisté à de magnifiques danses bengalies. J’ai aussi reçu beaucoup d’attention et d’encouragements pour la mission qui m’attend.


Mon temps se divise essentiellement entre d’une part l’apprentissage du bengali le matin, auprès d’un professeur à la retraite, et d’autre part l’association HSP. Mon lieu de vie c’est désormais la grande agglomération de Calcutta, avec 14 millions d’habitants. Nos centres sont tous dans le West Bengal, et pour beaucoup dans des zones rurales ou très pauvres. Je me suis installé dans l’école d’Ekprantanagar (appelée couramment “EPN”), dans la chambre où a vécu récemment le père Laborde. Ce centre accueille, de 10 heures à 15 heures une école primaire de cinq cent élèves. Après l’école, seuls restent les enfants du foyer qui comprend une cinquantaine de garçons et filles de quatre à douze ans, encadrés par huit formateurs indiens. Ceux-ci sont appelés familièrement didi (grande sœur) et dada (grand frère).


Située dans la partie « rurale » de Howrah, tout près du grand fleuve sacré, l’ambiance est ici plutôt celle d’un village. Les ruelles sont étroites, souvent en terre battue, et rares sont les voitures qui s’aventurent dans ce dédale. Étant donné la densité de la population, le concept de zone rurale me semble parfois exagéré. Lors des heures de pointes, il n’est pas rare de voir trois ou quatre personnes sur une moto, des trains et des bus dont la foule, débordant par les ouvertures, s’accroche en grappes à l’extérieur. Sans parler des marchandises transportées à pied sur des carrioles ou à vélo, empilées sur plusieurs mètres et qui me rappellent à chaque fois que les fourmis ont la capacité de porter mille fois leur poids… Mais le plus difficile, c’est le bruit, omniprésent : bruit du trafic incessant, des klaxons, mais surtout de la musique, diffusée par d’énormes haut-parleurs, en particulier pendant la saison des puja, ou à l’occasion de fêtes de mariage. Tout est occasion de mettre le son au plus haut, sauf pendant la trêve de l’après-midi, entre 14 heures et 16 heure. Un certain goût pour l’excès, les dommages auditifs causés par l’excès de bruit, et aussi l’absence d’espace privé dans cette culture expliquent cela. Calcutta est ainsi la deuxième ville au monde la plus bruyante, devant… une autre ville indienne, Mumbai.


Ma journée démarre vers 5h45, avec les enfants du foyer des garçons que j’entends courir au dessus de ma tête à leur réveil. Après une douche rapide, à l’indienne, avec un seau d’eau, je vais prier dans l’oratoire qui a été aménagé dans la pièce voisine. C’est un vrai réconfort de pouvoir me reposer auprès de Jésus. Je prends ensuite un petit déjeuner en compagnie des enfants. Je travaille alors mon bengali avant de rejoindre mon professeur vers 9h30. Cet enseignant retraité a accepté de me donner des cours gracieusement. Je progresse trop lentement à mon goût, écartelé par mes multiples occupations. J’ai aussi une difficulté supplémentaire. C’est que beaucoup d’enfants de l’école et du staff parlent le hindi… L’après-midi je travaille pour HSP, parfois sur place, parfois en visite dans l’un ou l’autre centre, parfois au siège d’Ashaneer situé à environ 45 minutes en bus.


Le mode de vie ici est assez austère, et le corps est soumis à rude épreuve : le changement de climat, de lieu et de nourriture nous rappelle la fragilité de notre condition. Le climat, ce sont essentiellement deux saisons, une sèche, et une humide. Cela donne six mois très chauds et humides ou l’on transpire en permanence, quatre mois assez agréables sans pluie et avec une très belle lumière, et deux mois froids et humides, sachant que les maisons sont conçues pour être ouvertes et ne possèdent pas de chauffage. La nourriture c’est essentiellement le riz, le dal – purée de lentilles – et des légumes, surtout la pomme de terre, sans oublier les chappattis, sorte de galettes de blé sans levain. Le tout assaisonné de piment et d’épices multiples. Se doucher avec un seau, transpirer pendant l’été humide, greloter en hiver dans les maisons froides, faire sa lessive dans un seau tous les jours, se protéger des cobras, se faire dé-vo-rer par les moustiques matin et soir (sauf en hiver !), manger avec la main (droite !), se brûler les papilles à chaque repas, être assourdi par la musique tonitruante des puja, attraper un bus bondé en marche puis s’accrocher tant bien que mal tandis qu’il roule sur des routes défoncées, célébrer la messe sur une table basse avec un châle indien pour étole… Oui je suis bien en Inde ! Devant les difficultés pratiques de l’adaptation aux moustiques, à la chaleur et aux piments, notre théologie des bancs de la faculté se transforme en théologie pratique. L’essentiel, c’est de durer, d’être fidèle, en contemplant celui qui, depuis son abaissement dans la crèche jusqu’à son élévation sur la Croix a été pleinement obéissant et fidèle.


Au mois de novembre, je suis parti visiter nos centres de Jalpaiguri. Après une nuit de train dans le Darjeeling mail pour parcourir les cinq cent kilomètres qui séparent Calcutta de New Jalpaiguri, l’accueil a été spécialement chaleureux. Dans un environnement rural, quatre centres accueillent des personnes et des enfants handicapés. Nous avons une école primaire, deux écoles spéciales, deux centres de physiothérapie, un atelier de prothèses, etc. Là-bas, c’est un peu le bout du monde, dans ce petit bout de Bengale coincé entre le Bangladesh, le Bhoutan, le Népal, et, au-delà du Sikkim, la Chine. Depuis notre école spéciale de Shikarpur, qui accueille les enfants des cultivateurs des tea gardens, extrêmement pauvres, on aperçoit quelques sommets des Himalayas, et à quelques kilomètres de là, des forêts abritent quelques tigres du Bengale et de nombreux éléphants qui viennent parfois troubler la tranquillité des villageois.


Je retrouve là-bas le père Laborde que je n’ai que trop peu vu depuis mon arrivée. Nous savourons véritablement le fait d’être tous les deux, ensemble. … Ici à HSP, il n’y a qu’un father, c’est le père Laborde. Moi on m’appelle « father Laborde chele », ce qui signifie « le fils du père Laborde » ! Nous nous réjouissons de ces retrouvailles, contemplant le plan de la Providence sur cette œuvre de Dieu qu’est HSP, bénissant le Seigneur jusqu’à pleurer de joie. Nous nous sommes rencontrés il y a seulement un an, mais il me semble que nous nous connaissons depuis toujours. Je lui raconte mes débuts, les difficultés des deux premiers mois. Il me rassure et me dit que je suis « comme un poisson dans l’eau ». Il m’invite aussi à une plus grande confiance. « Qu’est-ce que le bon Dieu doit rigoler là-haut… Mais pourquoi se font-ils tant de souci ! » Nous échangeons beaucoup avec gaieté et prions ensemble. Nous avons aussi le bonheur de célébrer l’eucharistie chez les carmélites qui ont un couvent à une centaine de mètres. Thérèse de l’Enfant-Jésus, little flower, n’est jamais très loin.


Nous avons depuis quelques semaines adopté un chiot de trois mois. Nous le destinons à devenir le chien de garde des foyers d’EPN. C’était le cas à l’époque du père Laborde, avec un chien qui s’était beaucoup attaché à lui. En voyant les deux beaux chiens des foyers de Mogradangi, je me suis dit, pourquoi pas? J’espère lui trouver bientôt un petit compagnon de jeux. Il s’appelle Tommy. Il répond déjà à quelques ordres comme « assis » ou « au pied » (en bengali bien sûr…). Je n’ai pas choisi son nom, mais je dois dire que je n’ai pas manqué de faire le rapprochement avec le chien de la petite Thérèse qui s’appelait Tom, et qu’elle aimait beaucoup, bien qu’elle n’en mentionne jamais l’existence dans Histoire d’une âme


Dans cette Inde mystérieuse, aux racines millénaires, malgré tous les excès pénibles de cette culture qui adopte beaucoup de nos défauts occidentaux, se trouve une vraie sagesse. Un jeune hindou, qui travaille dans une banque, vient apporter régulièrement des repas aux enfants d’un des centres avec plusieurs de ses amis. Je discute avec lui pour comprendre ses motivations. « Offrir des présents au temple c’est bien. Mais les offrir aux pauvres, c’est encore mieux. En leur offrant cette nourriture, c’est à la divinité que je les offre. » Les frontières que nous traçons entre nos religions ne sont peut-être pas là où nous croyons. Et si je suis ici en mission, c’est peut-être d’abord pour me laisser convertir, pour redécouvrir, à travers ces millions de visages indiens, l’Évangile sous un regard neuf. Comme le dit un vieux missionnaire jésuite, peut-être que le travail missionnaire ici consiste simplement à faire découvrir à ceux qui nous entourent combien ils vivent déjà l’Évangile.

En vous souhaitant une belle fête de Noël, dans la pauvreté de la crèche de nos cœurs, avec la joie simple de la présence de l’Enfant-Jésus. Avec toute mon amitié et de mes prières en Jésus.

Laurent

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